Rhooo, quelle honte, je ne découvre ce nouvel espace que maintenant !
Pour fêter ça, une petite nouvelle écrite récemment... en deux posts car je dépasse la limite autorisée.
Billet gagnant
Bébert regarda sa montre : 2h03. Samedi soir… pardon, dimanche matin, du coup. Il étouffa un bâillement. Irait-il se coucher, son émission télévisuelle sur la chasse terminée ? Cela ne lui disait rien. Pour quoi faire, de toute manière ? Se coucher aux côtés d’Élise, sa « chère et tendre », occupée à bouquiner dans la chambre ? Youpi, vachement super, comme plan ! Si encore il avait eu envie d’elle. Mais non, pas ce soir…
Il finit sa bière cul-sec et rota. Il se leva et alla jusqu’à la cuisine. Là, il posa sa bière vide sur la table et ouvrit le frigo pour s’en prendre une autre. Il avait envie de picoler, ce soir. Il la décapsula après s’être rassis dans le clic-clac qui grinça sous son poids. Il balança la capsule sur la table basse sur laquelle il venait de croiser les jambes, mais la rata. L’opercule tomba à terre. Hum… flemme de se relever, la capsule attendrait le lendemain pour être ramassée.
Il attrapa la télécommande et zappa allègrement, s’ennuyant ferme. Il cessa quand ses yeux furent attirés par un tableau familier à l’écran. Ah oui, le résultat du tirage du loto, qui avait eu lieu en début de soirée. Personnellement, il ne jouait pas, car c’était bon pour les beaufs et les blaireaux, selon lui. Par contre, Élise jouait deux fois par semaine, le mercredi et le samedi, par pure habitude depuis des années. Toujours les mêmes numéros, car « Tu sais, Bébert, ça va peut-être finir par payer, et que ce serait dommage d’arrêter, au cas où mes numéros tombent au prochain tirage ».
Voilà une mentalité qui le faisait ricaner de mépris. Mais grand seigneur, il allait lui valider ses tickets deux fois par semaine, un prétexte de plus pour aller boire un verre avec les copains. Et puis après tout, on ne savait jamais, il suffisait d’une fois…
Bébert regarda les chiffres affichés et resta tétanisé :
6. « C’est mon chiffre préféré, Bébert ».
13. « C’est un chiffre porte-bonheur ».
19. « Mon jour de naissance, Bébert. Peut-être que comme ça, tu ne l’oublieras pas la prochaine fois ».
22. « Tu sais, papa était policier, c’est un peu une manière de lui rendre hommage ».
33. « C’est ce que disent les docteurs, il paraît, mais aucun ne me l’a jamais dit, c’est étrange, hein, Bébert ? ».
44. « Après
22 et
33, ce numéro semble logique, tu ne trouves pas ? ».
6-13-19-22-33-44. Les six chiffres d’Élise étaient à l’écran.
« On a gagné ! » cria-t-il en levant les bras au ciel, la gorge gonflée d’émotion.
En conséquence de son mouvement brusque, la plus grande partie de sa bière se renversa sur le clic-clac. Et alors ? Est-ce que les millionnaires se préoccupaient d’une chose aussi futile qu’un vieux clic-clac pourri qui grinçait quand on s’asseyait dessus ? Et puis il n’était plus à une tache près.
« Qu’est-ce qui se passe ? Tu t’es blessé ? »
Bébert la regarda d’un œil neuf : il trouva sa question stupide. En fait, il se dit qu’elle-même était stupide, tout simplement. Et que dire de ses fringues ? Une robe à fleurs démodée depuis trente ans au moins, si tant que ce modèle eût été à la mode un jour. Rien n’était moins sûr, à vrai dire. Sans parler de ses chaussons : des petits lapins gris qui tenaient chaud aux pieds, selon elle… mais bonjour la réputation ! Il alla jusqu’à la trouver moche, avec son teint presque blême, ses longs cheveux noirs et lisses séparés par une raie bien plantée sur le dessus de son crâne, et « agrémentée » d’une barrette en forme de papillon.
Elle avait à la main un magazine de décoration intérieure. Aucun intérêt, de l’avis de Bébert. Pourquoi est-ce que cette imbécile s’obstinait à compulser des bouquins parlant de rendre plus jolis des appartements, alors qu’ils ne faisaient jamais rien pour le leur ?
Bébert balaya toutes ses pensées moroses d’un coup. Après tout, ils avaient gagné au loto, ce n’était pas tous les jours que cela arrivait ! Il la prit dans ses bras et esquissa un pas de danse. Elle se dégagea en riant et dit qu’il lui écrasait le ventre. Quand il l’embrassa, elle lui reprocha de puer la bière. Il lui annonça la grande nouvelle, et fut déçu de la voir rester les yeux dans le vague, rêveuse.
L’instant était solennel, se dit Bébert. Ça mérite un coup de champagne, estima-t-il. Mais quand il partagea cette pensée avec Élise, celle-ci lui fit remarquer qu’ils n’en avaient pas. Qu’à cela ne tienne. Il finit le reste de sa bière cul-sec et alla s’en ouvrir une autre. Il regretta de ne pas avoir quelque chose de mieux qu’une Schilbrau pour fêter ça, une Kronenbourg voire une Heineken, mais bon, il se dit avec philosophie que ça ferait l’affaire.
Élise n’aimant pas la bière, elle alla jusqu’à la chambre chercher son thé à la menthe, histoire de trinquer. Elle semblait enfin comprendre et être aussi émoustillée que Bébert. Ce dernier se demanda quand même si elle n’était pas un peu arriérée sur les bords, pour réagir aussi lentement…
Bébert rêvassait. Il repensait à toutes les fois – nombreuses – où ses connaissances lui avaient prédit qu’il ne ferait rien de sa vie, qu’il était un bon à rien sans cervelle. Bin voyons… au moins, il n’était pas comme tous ces parasites, souvent étrangers, qui ne foutaient rien et profitaient des allocs. Car il avait un boulot, lui, au moins. Il était chauffagiste. Pas indépendant et encore moins petit chef à la con sorti d’une haute école, mais le VRAI chauffagiste, avec un BEP comme bagage et quelques combines au black pour mettre du beurre dans les épinards, comprenant les réparations informelles voire les sabotages chez des gens assez crédules pour croire à la coïncidence de la présence du réparateur et de la panne de la chaudière.
Il imagina le lundi matin suivant, quand il irait se présenter à la boîte pour dire qu’il démissionnerait et prendrait sa retraite. La gueule qu’ils allaient tirer, tous ces cons ! Son patron, si gentillet qu’il en devenait mielleux à gerber, toujours préoccupé par la réputation de la boîte – son bébé –, et qui ne prononçait jamais un mot plus haut que l’autre. Sans parler des imbéciles de commerciaux et d’ingénieurs qui le prenaient de haut depuis toujours.
Il allait leur montrer à tous, non mais ! Enfin, il allait pouvoir les envoyer tous chier, tous ces blaireaux, et leur dire d’aller se faire foutre ! Enfin il allait pouvoir se payer son rêve, une Ferrari 512 TR (pour Testa Rossa). Et là, on verrait qui ferait le malin !
Élise brisa la magie de ses réflexions en posant la question de la mort :
« Tu es sûr que nous avons gagné ? Où as-tu rangé le billet ? »
« Hein ? Le billet ? Euh… dans mon portefeuille, sûrement », répondit-il. Joignant le geste à la parole, il fouilla dedans. En vain. Étonné, il fit ses poches de pardessus, dans lesquelles il trouva des tickets de caisse, une boîte de préservatifs entamée, deux paquets de clopes vides, un reste de mini-bouteille de whisky, un ticket pour la tribune nord pour le match du samedi précédent et un décapsuleur. Mais pas de ticket de loto.
Allons bon, qu’est-ce que c’était que ce bordel ?
« M’aide surtout pas, hein, pimbêche ! » dit-il avec hargne à cette cruche d’Élise qui restait le regarder chercher bêtement. Décidément, il trouvait que sa copine, femme au foyer par excellence, était de plus en plus terne et moche, voire stupide.
Alors qu’il fouillait dans les poches de son jean, il décida que dès qu’ils auraient le pognon en main, ils partageraient 50-50, et qu’il la quitterait… enfin ! À vrai dire, il ne l’avait pas fait jusque-là car elle ne refusait pas trop les relations sexuelles. Même si l’initiative venait toujours exclusivement de lui seul.
Il se remit à rêver des perspectives que leur nouvelle situation ouvrait. Cette garce de la compta, toujours en mini-jupe et qui riait invariablement aux blagues des commerciaux, tout en l’ignorant ostensiblement, ne ferait plus la dédaigneuse, maintenant qu’il avait du pognon ! Les femmes ne pensaient qu’au pognon, c’était bien connu, elles adoraient vivre aux crochets des mecs. Moralité : elle serait à ses pieds quand il lui annoncerait la nouvelle, c’était certain.
Mais où était donc ce maudit ticket ? Ça commençait à l’énerver. Il alla jusqu’à la salle de bains et fouilla dans le panier de linge sale, car comme de juste, cette crétine d’Élise avait ramassé les fringues qu’il avait laissé tomber à terre la veille au soir avant de se mettre en pyjama. Qu’est-ce qu’il portait, déjà ? Pfeuh, il ne s’en souvenait plus. Et sur le dessus de la pile, il y avait une jupe plissée, évidemment. Il renversa le panier d’un geste rageur et balança contre le mur toutes les fringues d’Élise. Fringues ? Plus elles lui passaient entre les mains, plus il se disait que le terme de
fripes convenait mieux. À croire qu’elle s’habillait chez Emmaüs ! Ce qui n’était pas le cas, il ne fallait pas déconner non plus.
Le sol de la salle de bains était jonché de vêtements attendant une machine. Les pensées de Bébert s’égaraient à nouveau. Il se rendit compte qu’il pourrait se payer une pute tous les soirs. Du genre qui n’aurait pas froid aux yeux et accepterait tous ses jeux et fantasmes sexuels, pas comme cette coincée d’Élise.
Il se vit par anticipation une blonde à forte poitrine accrochée au bras. Forcément, elle aurait les yeux bleus, aussi. Et bien sûr, un physique d’enfer. Un peu à la Clara Morgane, qu’il voyait de temps en temps tard le samedi soir sur Canal Plus.