Projets d’avenir
San Francisco, 2391
Kathryn Janeway, un tablier sur son uniforme, préparait le dîner de toute sa petite famille dans sa cuisine à l’ancienne. Chacun dans leurs chambres, les jumelles Virginia et Diana, dix-huit ans, et leur frère cadet Alan, dix ans, faisaient leurs devoirs, attendant le retour de leur père de mission. Voici près de six mois que Chakotay n’était pas revenu sur Terre, une mission l’ayant retenu au loin avec le Voyager, et Kathryn se réjouissait d’enfin le revoir.
Ca n’était pas simple au niveau du quotidien mais c’était leur vie depuis leur mariage, voici près de dix ans, et elle s’y était habituée. Ils avaient élevé leurs enfants ainsi et, si leur fils cadet allait commencer le collège l’année prochaine, leurs filles aînées passeraient leur examen de fin de lycée d’ici un peu moins de cinq mois.
Alors qu’elle tournait sa sauce bolognaise maison dans une casserole, son regard tomba sur la dernière photo de famille qu’elle avait faite. La proximité d’Alan et de son père accentuait leur ressemblance, et les jumelles souriaient à l’objectif d’un air un peu forcé tant elles détestaient cela. Nonobstant leurs traits identiques, elles n’avaient pas du tout le même caractère et cette différence n’avait fait que s’affirmer au fil du temps.
Elle ôta les pâtes du feu et les égoutta dans l’évier avant de regarder l’index temporel. Chakotay n’allait pas tarder, en tout cas si le Voyager avait été mis en docks à l’heure prévue. Le vaillant vaisseau rescapé du Quadrant Delta prenait de l’âge et il allait subir une révision complète de près d’un mois, ce qui allait fournir à la plus grande partie de son équipage une permission bien méritée. Bien sûr, Chakotay devrait travailler pendant que Torres superviserait les révisions, mais il serait présent à la maison le soir en même temps qu’elle.
Elle mettait les pâtes dans un plat auto-chauffant quand elle entendit le pas familier de son fils.
« Papa n’est pas encore là ? », questionna-t-il.
Elle sourit à son fils.
« Non, mais il ne va pas tarder, nous mangerons quand il arrivera… »
En grandissant, Alan ressemblait de plus en plus à Chakotay, mêmes cheveux noirs, mêmes yeux d’ébène, même peau mate. C’était un garçon au caractère assez calme mais toujours prêt à s’indigner et à revendiquer ses propres idées. Cela faisait souvent sourire son père qui estimait qu’il le tenait plutôt de sa mère.
Alors qu’elle mettait la sauce bolognaise dans un autre plat auto-chauffant pour la garder chaude, le regard de Kathryn bifurqua quelques secondes sur son fils. Son petit homme n’était déjà presque plus un enfant, difficile de croire que les années avaient passé si vite. Alan était né huit ans après ses sœurs, au moment où elle ne pensait plus pouvoir être mère, mais elle ne l’avait jamais regretté. Du moins, elle avait pu l’élever dans une atmosphère quasi normale, ce qui n’avait pas été le cas des jumelles qui avaient connu le meilleur comme le pire à bord du Voyager durant leurs cinq premières années.
Enfin, le bruit de la porte se fit entendre, et Alan courut à la rencontre de son père. Kathryn savait à quel point sa présence lui manquait, surtout à l’âge où il commençait à se poser des questions typiquement masculines. Elle posait le plat de pâtes sur la table quand Chakotay entra dans la cuisine. Il vint l’embrasser et lui dit :
« Je suis désolé, ça a pris un peu plus de temps que je l’avais estimé. Tu vas bien ? »
Elle hocha la tête en lui souriant. Dix ans de mariage, et ils étaient toujours aussi complices. Il aimait à dire en plaisantant que leur union parvenait à durer parce qu’il n’était pas à la maison la moitié du temps, mais il y avait clairement entre eux quelque chose de très fort, ces sentiments qui étaient nés dans la tourmente sur le Voyager et qui n’avaient jamais cessé d’exister depuis.
Diana et Virginia avaient entendu arriver leur père, et sortirent de leur chambre pour venir le saluer. Il y avait toujours eu une relation particulière entre elles et lui, parce qu’elles étaient ses premières-nées mais aussi au vu de leur venue au monde dans des conditions difficiles. Il rit doucement et plaisanta :
« Arrêtez de grandir, vous deux, je n’ai pas l’intention de me laisser dépasser… »
Mais c’était compter sans Alan.
« Ah non, c’est moi qui te dépasserai, papa, elles ce sont des filles, elles ne peuvent pas… »
Diana saisit son frère sous son bras et lui ébouriffa les cheveux alors qu’il tentait de se libérer.
« Ne raconte pas de bêtises, microbe ! »
Malgré les apparences, les jumelles adoraient leur petit frère mais leur mère mit un terme à cette joyeuse cohue en appelant tout le monde à table. Toute la famille s’assit et Virginia interpella son père :
« Raconte-nous ta mission, papa, s’il te plaît… »
C’était la même chose à chaque fois. Réminiscence de leur petite enfance passée à bord du Voyager, les jumelles adoraient entendre leur père parler des missions qu’il effectuait, du moins ce qu’il pouvait en dire qui n’était pas soumis au secret.
« Hé bien, rien de particulier, c’était juste une mission diplomatique dont je ne peux pas dire grand-chose sauf le fait que c’est un peuple très intéressant. Il leur faudra encore un certain temps pour demander l’entrée dans la Fédération, mais ils sont sur la bonne voie… »
Voyant l’air dépité de sa fille aînée, il rit doucement.
« Ne fais pas cette tête, Diana, il ne peut pas se passer quelque chose à chaque mission et j’avoue que, de temps en temps, un peu de routine ne me déplaît pas… »
Pour cela, Kathryn l’approuvait. Elle avait eu assez d’aventure pour sa vie entière et son poste d’amiral lui convenait, même si parfois l’exploration lui manquait un peu. Mais du moins, elle était satisfaite de savoir son ancien vaisseau entre les mains très capables de son mari et de voir le Voyager encore en service malgré son âge certain.
Au bout de la table, Alan engloutissait ses pâtes comme s’il n’avait rien mangé de la journée, et son père lui fit remarquer :
« Moins vite, Alan, tu vas finir par t’étouffer… »
L’enfant leva un regard noir identique au sien et lui répondit :
« Mais j’ai faim, papa ! »
La moue de l’enfant était si irrésistible qu’elle fit rire tout le monde, et Kathryn ajouta :
« Ton père a raison, Alan, tu ne dois pas manger aussi vite. Veux-tu lui faire croire que je ne te nourris pas pendant qu’il n’est pas là ? »
L’enfant acheva ses pâtes et dit à sa mère :
« Toi ça va, ta cuisine est bonne, mais pas celle des jumelles, elles mettent toujours trop de sel… »
La réaction ne tarda pas, Virginia lui assena une tape derrière la tête pendant que leur mère ressentait l’envie de soupirer. Oui, elle savait que ses filles aînées étaient loin d’être des cordons bleus mais elle tenait à ce qu’elles sachent cuisiner malgré le réplicateur, persuadée que cela leur servirait un jour. Probablement un reste des années passées sur le Voyager, encore, et de la cuisine de Neelix, plus ou moins bien réussie mais qui avait joué un rôle essentiel dans leur survie, surtout au début.
« Ne sois pas mauvaise langue, Alan. A toi aussi j’apprendrai à cuisiner quand tu seras plus grand… »
Cela fit taire le petit homme qui fit la moue, mais celle-ci ne dura pas longtemps quand Kathryn, débarrassant les pâtes, apporta le gâteau qu’elle avait cuit le matin même. C’était la pâtisserie préférée à la fois du père et du fils et l’enfant se pourlécha à sa vue.
« Ca, je veux bien apprendre à en faire… », dit-il d’un air gourmand.
Kathryn ébouriffa la tignasse de son fils cadet avec un sourire.
« Tiens donc, toi qui ne voulais pas apprendre à cuisiner…allez, mange et va vite te coucher, sinon tu n’arriveras pas à te lever demain… »
Alan n’eut pas besoin d’encouragement pour avaler son morceau de gâteau sans autre forme de procès puis il obéit, embrassa ses parents et ses sœurs et fila dans sa chambre.
Il y eut un moment de silence. Les jumelles se regardèrent et Diana lança :
« Comment avez-vous réussi à avoir le concours d’entrée à l’école préparatoire de Starfleet Academy ? »
Kathryn Janeway, pressentant que la discussion pouvait durer, se leva pour préparer du thé pendant que Chakotay commençait.
« En fait, je n’ai pas fait l’école préparatoire, je suis rentré à l’Academy après avoir été parrainé par l’amiral Sulu. J’avais quinze ans… »
Les jumelles ignoraient cet état de fait, et regardèrent leur père avec étonnement et suspicion, mais il reprit :
« Ne me regardez pas comme ça, je n’ai bénéficié d’aucun passe-droit, j’ai eu droit aux tests comme les autres… »
Kathryn, qui revenait avec la théière et les tasses sur un plateau, ajouta :
« N’oubliez pas non plus que votre père était mineur, il fallait qu’il soit parrainé et soyez assurées que les amiraux sont très sélectifs, il faut vraiment qu’ils voient que le futur cadet en vaut la peine… »
Elle posa les tasses sur la table et, pendant qu’elle versait le thé, Chakotay continua.
« Quand je suis arrivé à San Francisco pour passer les derniers tests, les plus difficiles, le moins qu’on puisse dire est que je me suis trouvé dépaysé. Je n’avais quasiment jamais quitté ma planète natale et, au début, j’ai eu un peu de mal à m’adapter, même si ça n’a pas duré longtemps. J’étais aussi plus jeune que beaucoup des étudiants, ce qui m’a parfois valu des remarques peu agréables. Mais je savais que c’était dans Starfleet que je voulais être, et je me suis accroché… »
Le regard bleu de Kathryn se posa sur ses filles.
« Pour moi, c’était presque plus prosaïque : il y avait une école préparatoire à Indianapolis, je n’ai donc pas eu besoin de venir à San Francisco. A l’époque, j’étais au lycée à Bloomington et, comme beaucoup d’enfants d’officiers, j’avais en tête d’intégrer Starfleet depuis un bon moment. J’aurais pu directement tenter les tests de l’Academy pendant ma dernière année de lycée, mais mes parents m’ont bien précisé que je n’avais qu’une chance sur cinq de les avoir du premier coup. Je n’étais pas tellement ravie de devoir passer un examen supplémentaire pour rentrer dans cette école et ensuite une autre année à étudier, mais je n’avais guère le choix si je voulais réussir le concours d’entrée… »
Elle but une gorgée de thé et reprit :
« Mon père m’a donné quelques conseils, mais il ne m’a pas aidée, je tenais à réussir seule et il le savait. Il m’a dit ceci, et je pense que le moment est bien choisi pour que je vous le transmette à mon tour : « Ton meilleur ami et ton pire ennemi, c’est toi-même, Kathy. Ta réussite ne dépend pas uniquement de toutes les connaissances que tu auras emmagasinées, mais de ce que tu es et surtout de ce que tu veux vraiment. ». Je n’ai jamais oublié ces mots… »
Chakotay reposa sa tasse.
« Il faut aussi que vous soyez bien sûres de vouloir intégrer Starfleet. Je sais que nous en avons beaucoup parlé au début de cette année quand vous avez fait votre choix d’orientation mais, pour l’examen, la motivation peut faire une énorme différence. Ce n’est pas une profession qu’on choisit par défaut, c’est un engagement… »
Cela, les jumelles en avaient conscience parce qu’elles y avaient été confrontées dès leur naissance. Elevées parmi l’équipage du Voyager, elles avaient appris très jeunes les règles et les idéaux de Starfleet et leur volonté de vouloir suivre les traces de leurs parents avait perduré jusqu’à maintenant. Diana se destinait à la navigation puis au commandement, et Virginia aux sciences, dont elle était passionnée depuis son enfance.
« Mais la motivation aussi grande soit-elle n’empêche pas d’échouer… », dit pensivement Virginia.
Le regard de Chakotay se posa sur la plus jeune de ses filles. Née très fragile physiquement, elle avait toujours été plus angoissée que sa jumelle.
« Non, ça n’empêche pas d’échouer, c’est vrai, mais vous devez y croire, croire en vous-mêmes. Cela compte tout autant que les connaissances, je dirais même presque plus puisque cela vous rendra beaucoup plus sereines… »
Diana but une gorgée de sa tasse avant de dire pensivement :
« C’est mon choix de carrière, je n’en ai jamais douté un seul instant et je n’en doute toujours pas. Mais j’ai conscience que les examens sont très difficiles… »
Virginia hocha la tête.
« J’ai lu les statistiques : en section sciences, ils en prennent en moyenne trois sur vingt à l’école préparatoire, et c’est quasiment le même ratio pour la section navigation. »
Kathryn eut un sourire réconfortant pour sa progéniture.
« Et quand bien même par le plus grand des hasards vous échouiez, votre père et moi continuerons à vous soutenir, parce que nous croyons en vous. Si vous ne parvenez pas à y rentrer cette année, vous réessayerez l’année prochaine, ne vous mettez surtout pas la pression… »
Chakotay abonda dans son sens.
« Il n’est pas important de réussir du premier coup, l’important est de réussir tout court, et tant pis s’il faut s’y reprendre à deux fois. Moi aussi il m’est arrivé d’échouer, je n’ai intégré la Starfleet Command School qu’à mon second essai. Le tout est de rester calme, de céder le moins possible au stress et de croire en vos possibilités. Ca ne fait peut-être pas tout, mais ça fait beaucoup pour mobiliser ensuite les connaissances que, sous l’effet de la tension, on peut croire évanouies mais qui sont toujours là, dans votre tête… »
Les jumelles échangèrent un regard. Bien qu’elles ne l’avouassent pas directement, c’était réconfortant d’entendre l’expérience de leurs parents. Ils avaient dû beaucoup travailler pour en arriver là où ils étaient et c’est ce qui les attendait ces prochaines années si elles réussissaient l’entrée à l’école puis l’entrée à l’Academy, mais elles étaient sûres du moins de leur motivation. Intégrer Starfleet avait toujours été leur objectif, leur rêve et elles en étaient maintenant si proches qu’elles pouvaient le toucher du doigt.
Kathryn sourit à ses filles. C’était à leur tour à présent de prendre leur destin en main et de se réaliser en tant que jeunes adultes. Le temps avait passé si vite ! Il lui semblait que c’était la veille que, bébés prématurés et fragiles, elles étaient nées dans le Quadrant Delta.
« Le tout est que de tout faire pour que vous n’ayez jamais à regretter quoi que ce soit. Au moins, vous pourrez vous dire que vous n’avez rien à vous reprocher. A présent, vous devriez aller vous coucher, vous aurez besoin de toutes vos forces… », ajouta-t-elle.
Les jumelles hochèrent la tête aux paroles de bon sens de leur mère, puis se levèrent, vinrent embrasser leurs parents et gagnèrent leur chambre, un peu rassérénées. Chakotay posa alors sa main sur celle de son épouse et lui dit avec un sourire :
« Tant d’années écoulées depuis notre entrée à l’Academy, et il y a des choses qui ne changent pas… »
Kathryn acquiesça :
« Oui, et maintenant ce sont nos filles qui vont vivre tout cela. C’est là que je mesure pleinement le temps passé… »
Il eut un léger rire.
« Hé bien, serait-ce un ton de nostalgie que j’entends dans ta voix ? »
Kathryn serra la main de Chakotay et plongea son regard dans le sien.
« Peut-être un peu. A présent, je comprends ce que mon père a pu ressentir, il était vraiment ému quand j’ai réussi l’examen de l’école préparatoire puis celui de l’Academy. Ca nous ramène forcément à notre propre vécu, et je le perçois vraiment à présent… »
Ils échangèrent encore un sourire et restèrent là, communiant dans le silence, ayant conscience qu’une nouvelle époque allait s’ouvrir pour leurs filles…
FIN