Ma dernière production, pondue il y a quelques minutes.
Déprime
Tout commence par une étincelle. Pas du genre qui va donner une belle flamme, pleine de chaleur et de luminosité. Non. Plutôt l’étincelle d’un allume-gaz : aussitôt émise, aussitôt disparue.
Pas de quoi faire un feu. Juste de quoi faire prendre quelques brindilles, qui vont se consumer peu à peu, paresseusement, les unes après les autres. Pendant longtemps. Quelques heures, en fait. Le temps que je passerai debout lors de cette journée, car l’étincelle en question représente mon esprit embrumé au réveil, et les timides feux de brindilles mon futur et pitoyable niveau d’activité du jour.
Tout est si nébuleux. La soirée s’est prolongée si tard. Tant d’alcool, tant de musique forte dans les oreilles. Ne reste que des flashs, quelques scènes éparses que j’ai bien du mal à relier entre elles. Je pourrai sûrement glaner quelques indices supplémentaires dans mon portefeuille, sous la forme des tickets de carte bleue qui doivent s’y trouver. Si tant est que mon portefeuille soit encore là.
Je tente d’attraper mon portable, qui devrait se trouver sur ma table de chevet. Ouf, je le sens sous mes doigts. Treize heures.
Ma chambre n’est pas plongée dans le noir. Je me retourne lentement pour vérifier que… Oui, je suis seul dans le lit. Ouf.
Je me lève. Lentement. Une atroce gueule de bois a placé un étau sous mon crâne et s’amuse à le presser gaillardement.
J’ouvre les volets. Il fait gris. Un gris moche, autant que la pluie qui rend le paysage bitumé encore plus terne qu’en temps normal. Un dimanche qui commence plutôt mal, qui donne envie de ne rien faire. De toute manière, que faire un dimanche de pluie en plein cœur de l’hiver ? Dans quatre heures il fera presque nuit, et allumer la lumière dans l’appartement ne semble dès à présent pas un luxe.
La tête à l’envers, je me repens. Plus jamais ça. Vraiment ? N’est-ce pas ce que j’ai dit dimanche dernier ? Et celui d’avant ? Et…
Treize heures. Le temps d’émerger vraiment, la nuit tombera. La journée est d’ores et déjà foutue.
Je me sens tellement nauséeux. Le café a beaucoup de mal à passer. Inutile de penser à avaler la moindre bouchée de nourriture. La première clope me donne une bonne quinte de toux. J’ai la respiration sifflante. Si ça continue comme ça, je pourrai faire de la concurrence à Dark Vador. Où est passé le temps où je faisais du sport et menait une vie saine ?
Il me semble si loin. Aujourd’hui, je n’ai plus envie de rien faire. Mais vraiment rien. Le moral à zéro le dispute au bourdon et je sens que la déprime n’est pas loin, attendant la moindre occasion pour s’imposer.
Je me laisse tomber dans le canapé, avant de me rendre compte de mon erreur : la télécommande est-elle à la portée de ma main ? Ouf, elle l’est. Mais je déchante vite. Sauvez la planète, ne laissez pas vos appareils en veille. Je me lève et me traîne jusqu’à la TV, que j’allume. je me relaisse tomber dans le canapé.
Première chose à faire, baisser le son. Et zapper. Très beau progrès que celui de l’arrivée massive des bouquets de multiples chaînes. Les programmes sont toujours aussi inintéressants. Il faut juste plus de temps pour en faire le tour en zappant.
Finalement, je trouve enfin la force de secouer ma flemme et je me lève, au terme d’une longue introspection où je dois me rendre à l’évidence : ma vie est nulle et minable, je suis un raté.
Le moral dans les chaussettes, je gagne la salle de bains d’un pas traînant. Mon état d’esprit ne s’améliore pas en voyant le panier à linge. Où plutôt en ne le voyant pas : il déborde de partout. Soudainement décidé à me prendre en mains, je décrète que je vais faire une machine sur-le-champ, avant de déchanter tout aussi vite. Je n’ai plus de lessive depuis une semaine, et j’ai oublié d’en acheter, jour après jour. Retour au trente-sixième dessous.
D’un autre côté, si les machines avaient été faites, cela aurait impliqué des heures de repassage dans la foulée une fois le linge sec. Déprimant.
Alors que je pense toucher le fond, une vision d’horreur me fait creuser encore. L’être que je vois dans mon miroir. À croire que lui et moi ne nous sommes pas vus depuis longtemps. Il avait de la gueule, la dernière fois que je l’ai regardé. Un œil pétillant de malice, un sourire conquérant. Qu’est-il donc arrivé à cet homme pour qu’il n’en reste que la parodie que j’ai sous les yeux ?
J’ai l’impression de le voir pour la première fois, cet étranger qui me regarde d’un air éteint et stupide. Inspection. Je commence par le haut. Je l’ai connu avec une belle tignasse. Sa chevelure actuelle semble bien terne, éparse. Je ne savais même pas que son front était si haut. J’ai l’impression qu’on ne voit que lui, comme s’il tentait de grignoter de la place vers le haut du crâne. Je passe la main sur ma tête et m’aperçoit avec horreur que la calvitie me gagne. Suis-je donc destiné à avoir l’air d’être tonsuré ?
Je découvre que mon front n’est pas seulement omniprésent. Il est en outre barré de deux lignes horizontales en son milieu. Des… rides ? Il faut croire que oui, car j’en découvre aussi au coin de mes yeux, ainsi qu’entre ma bouche et mon nez : aurai-je trop souri dans ma vie ? Une chose est certaine : je n’en ai plus tellement envie. Loin de là, même. Je me découvre vieux. Et je n’aime pas ça. Je déteste l’inconnu qui grimace de dégoût face à moi. Et je cesse de grimacer pour ne pas creuser davantage ces maudites rides.
J’aimerais trouver du réconfort dans mes yeux. Mais ils sont aussi marrons que dans tous mes souvenirs. Ils semblent tristes, presque tombants. Ils ne dépareraient pas chez un chien battu, je trouve.
J’essaie de me remonter un peu un moral qui en a bien besoin, et esquisse un sourire en songeant que la situation pourrait être pire : je pourrais avoir des cheveux blancs. Et là, un affreux doute m’envahit : et si j’en avais ?
Je me retrouve le nez presque collé au miroir, en tentant d’ignorer le visage grotesque et ridicule de mon vis-à-vis. Seuls ses cheveux m’intéressent. ils paraissent effectivement bien clairs par endroits… sûrement un effet de l’éclairage. Pour en avoir le cœur net et déjà presque rassuré, j’attrape une paire de ciseaux et me coupe une mèche rebelle. Je n’ai pas besoin de la scruter longtemps pour m’apercevoir qu’une bonne partie des cheveux qui la composent sont effectivement d’un blanc immaculé. Immaculé ? Le mot est peut-être mal choisi : personnellement, ces cheveux blancs m’évoquent le temps qui passe. Ainsi que la mort, qui en est le prolongement logique et inaliénable.
Me voilà de plus en plus perplexe et atterré. Dans une tentative désespérée de retrouver mon air fringant d’autrefois, j’offre ce que je crois être mon sourire le plus éclatant à mon reflet. Je déglutis de désespoir en voyant que les seules choses frappante dans cette mise en scène sont des dents jaunies.
Je crois ressentir le couperet de la guillotine quand je me rends compte que l’homme que j’étais ne ressemble plus à rien. Je ne veux rien avoir à faire avec ce type-là. Ce qui conduit à la question qui m’achève : qui d’autre voudrait avoir quoi que ce soit à faire avec moi ?
J’enlève fébrilement mon T-shirt et recule pour m’admirer, comme d’habitude. je m’aperçois que comme tous les jours, instinctivement, j’ai bombé le torse et rentré le torse. Je me relâche et observe le résultat. Il y a six mois, j’ai dû renoncer à ma taille de pantalons. Je l’ai fait en riant, en me disant que je faisais du lard, que ce ne serait que provisoire. Qu’un de ces quatre, on allait voir ce qu’on verrait. L’un de ces quatre est arrivé, et je vois le résultat. Un désastre. Ni plus ni moins. Il n’y a pas d’autre mot. Je me mets de profil : mon ventre semble si désespérément attiré vers le bas, comme s’il allait éclater après s’être autant déformé. Je regarde vers le bas : mon ventre est si gros que je ne vois même plus mes pieds.
Je reste un long moment sous le choc, et l’étranger dans le miroir aussi. Est-il possible de sauver quoi que ce soit dans ce que je vois ? Sans fard, la réponse s’impose aussitôt à mon esprit. Non. Définitivement non. Il faudrait que j’apprenne à vivre avec cet étranger. Mais je n’en ai aucune envie. Je n’en ai pas la force. Je jette un œil par le fenêtre : une succession de toits s’étend à l’horizon, noyée sous une pluie qui n’en finit plus de tomber.
Me reste-t-il un espoir ? Puis-je changer ? Pourrais-je aller mieux un jour ? Non. Non. Et non. C’est la fin, aujourd’hui et à jamais. C’est ici que tout s’arrête. Je ne saurai supporter une minute, que dis-je, une seconde de plus la vision aujourd’hui difforme de l’homme que j’étais.
Ne me reste plus qu’une chose à faire. L’œil larmoyant qui m’observe est d’accord avec moi. Cette décrépitude ne peut plus continuer. Il faut que cela cesse. Et pour que cela cesse, pour que les choses n’empirent pas, il faut que l’image dans le miroir se fige à jamais, qu’elle n’ait plus jamais l’occasion de montrer sa déliquescence croissante.
C’est la fin. Pour la première fois depuis longtemps, je prends une décision qui compte vraiment. Une décision majeure, autant que définitive. Je grave une dernière fois l’image du miroir dans mon esprit, avant de m’en détourner. À jamais.
J’ouvre un tiroir. Je reste en contempler le contenu une éternité. Avant de m’en emparer, le cœur lourd et l’œil humide. Même décidé à accomplir l’inéluctable, la chose est difficile à réaliser. Très difficile. Si difficile.
Les mains me brûlent, elles tremblent presque sous le poids pourtant bénin de ce qu’elles portent. Mais il n’est plus temps de reculer. Ce qui doit être accompli doit être accompli. Et dès que j’ai recouvert le miroir d’un torchon, je me sens déjà nettement mieux et quitte la salle de bains en sifflotant, les mains dans les poches.